Délais dans le processus judiciaire

Hausse « substantielle » des requêtes en délais déraisonnables

En 22 ans de pratique, la criminaliste Joëlle Roy n’a jamais présenté autant de requêtes en arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables qu’aujourd’hui.

« De plus en plus, l’une des premières requêtes qu’on dépose au nom de nos clients, c’en est une sur les délais », dit la présidente sortante de l’Association québécoise des avocats de la défense.

Et elle n’est pas la seule.

Depuis 25 ans, le nombre de décisions des tribunaux québécois traitant de « délais déraisonnables » a grimpé en flèche, a appris La Presse.

Explosion du nombre de requêtes

Nombre de requêtes en arrêt des procédures pour causes de délais déraisonnables pour lesquelles une décision – accueillie ou rejetée – a été rendue.

« On remarque une hausse substantielle. À mon avis, ça démontre la désillusion des accusés face au système de justice », analyse le chercheur Vincent Langlois, coauteur d’une récente étude sur le sujet dont La Presse a obtenu les conclusions en exclusivité.

La Charte des droits et libertés protège le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable.

Pour remporter ce type de requête, l’accusé doit démontrer qu’il a fait des démarches pour diminuer les délais dont il n’est pas responsable. Il doit aussi prouver que les conséquences de ces délais causeront un tort irréparable à sa défense.

La réparation demandée par la défense est presque systématiquement l’arrêt des procédures.

Ce sont les accusés soupçonnés de conduite avec les facultés affaiblies qui ont le plus souvent présenté cette requête (52 % des causes) ces cinq dernières années, a découvert la chercheuse Chloé Leclerc, coauteure de l’étude et professeure de criminologie à l’Université de Montréal.

« La preuve et le contexte sont relativement peu complexes dans les cas de conduite avec les facultés affaiblies, donc les délais seront plus rapidement plaidés comme déraisonnables en comparaison avec des accusations plus graves ou complexes, par exemple le trafic de stupéfiants qui requiert une plus longue enquête et une preuve plus étoffée », explique M. Langlois, candidat à la maîtrise en criminologie à l’Université de Montréal.

« COMPLAISANCE » DU MILIEU

En décembre dernier, Me Joëlle Roy s’est présentée devant une juge de la Cour du Québec pour fixer un procès d’une durée de trois jours pour un client en liberté accusé de conduite avec les facultés affaiblies. Réponse de la juge : le procès ne peut pas avoir lieu avant deux ans. Le rôle criminel est trop engorgé.

« On dirait qu’il y a une espèce de complaisance du milieu. Bien oui, Maître, ça prend deux ans avant d’avoir votre procès. C’est rendu naturel. Or c’est consternant », s’insurge la criminaliste d’expérience. Dès lors, l’avocate a annoncé à la juge qu’elle allait déposer une requête en délais déraisonnables.

Même si l’avocate n’a jamais autant plaidé ce type de requête, elle a l’impression que les juges l’accordent rarement.

« C’est comme si notre système s’autoprotégeait en ne voulant surtout pas avoir l’air de mal fonctionner, poursuit Me Roy. C’est une tare, mais elle existe. On ne peut pas la cacher sous le tapis et faire semblant que ça n’existe pas. »

D’après l’étude des chercheurs de l’Université de Montréal, 60 % des requêtes en arrêt des procédures pour des délais déraisonnables ont été rejetées durant la période 2010-2015.

Ce pourcentage est relativement stable depuis l’an 2000, indiquent les chercheurs. Ceci dit, le nombre de requêtes accueillies a connu une hausse de 300 %, alors que le nombre total de requêtes augmentait au même rythme.

Les juges sont toutefois moins enclins à accorder ce type de requête lorsque les crimes allégués ont fait des victimes, ont découvert les chercheurs. Durant cette période, dans les causes d’homicide, d’agression sexuelle et de voie de fait, 58 % des requêtes ont été rejetées contre 41 % pour les causes de fraude et de vol.

Aujourd’hui, les accusés déposent une requête en délais déraisonnables après avoir attendu en moyenne trois ans et demi (42 mois). Ils sont plus patients – certains diront résignés – qu’avant. En effet, durant la période 2000-2005, la majorité des requêtes (55 %) étaient déposées après des temps d’attente inférieurs à deux ans.

« Si notre système de justice ne change pas, on va continuer à en présenter de plus en plus car les dommages [aux accusés] vont être de plus en plus importants », affirme pour sa part la présidente de l’Association des avocats de la défense de Montréal, Danièle Roy.

Il n’y a ni complaisance ni aveuglement, répond la magistrature. « Si les faits le justifient, je vais l’accorder. Si les faits ne le justifient pas, je ne l’accorderai pas. Mais je ne prendrai pas ça comme prétexte pour donner un électrochoc au système », prévient le juge en chef de la Cour supérieure, Jacques R. Fournier.

« L’enjeu du délai raisonnable en est un de société dont la responsabilité est partagée par tous les intervenants. Tout le monde a intérêt à ce que le système fonctionne. J’inclus la défense », ajoute son confrère à la Cour supérieure, Marc David.

« L’ÉLECTROCHOC » DE SHARQC

Quiconque a assisté à une seule journée des six ans d’audiences du dossier SharQC – cette cause dans laquelle la poursuite a accusé 156 présumés motards et leurs acolytes d’une série de meurtres et de trafic de drogues – a perçu les frictions entre les avocats.

La Couronne a enseveli la défense de preuves à analyser (l’équivalent de la distance Montréal-Québec en feuilles imprimées). Cette dernière a répliqué par un déluge de requêtes (plus de 200). Six ans après les arrestations, la Couronne n’avait pas encore communiqué toute sa preuve à la défense.

Le juge de la Cour supérieure James Brunton a d’abord lancé un avertissement à la poursuite en 2011 en acquittant 31 des 156 accusés pour « délais déraisonnables anticipés ». Arrêtés en 2009, les derniers accusés auraient subi leur procès en 2021.

Puis, en octobre dernier, le même juge a décrété un arrêt des procédures contre cinq autres motards – en plein procès – en critiquant encore une fois le travail ainsi que l’attitude de la poursuite.

« SharQc a eu l’effet d’un électrochoc. Aujourd’hui, quand j’appelle les avocats et que je leur dis qu’on doit se rencontrer pour régler un problème, je sens une volonté réelle des deux parties, affirme la juge en chef adjointe de la Cour du Québec, Danielle Côté. Même si la défense était heureuse de sa victoire dans SharQc, ce n’est pas vrai que dans la majorité des dossiers, les gens souhaitent des délais déraisonnables. »

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